PIERO DI COSIMO

PIERO DI COSIMO
PIERO DI COSIMO

On ne sait presque rien sur la vie du peintre florentin Piero di Cosimo. Pourtant, parmi les figures du Quattrocento finissant, la sienne est l’une des plus présentes. Dans Le Vite , Vasari a réussi à dresser une image vivante et particulièrement convaincante de sa personnalité et de son art; mais cette réussite même est gênante et risque, aujourd’hui encore, de voiler la vraie signification d’une peinture curieusement envoûtante.

La «bizarrerie» de Piero

Vasari insiste sur la bizarrerie de Piero. Épris de solitude, fuyant le bruit et les hommes, effrayé par la lumière violente et par le tonnerre, jaloux et possessif à l’égard d’une œuvre qu’il travaille avec passion, presque pour lui seul, indifférent aux réclamations du commanditaire, Piero est un excentrique. Son œuvre, ses inventions capricieuses manifestent ce tempérament: Vasari décrit longuement le Char de la Mort , construit par Piero en 1511, préparé «en secret» et dont le succès «considérable» tint au réalisme terrifiant de son «invention». Bref, la thèse est claire: Piero est un «caractère», une «nature»; il est le salvatico , le sauvage d’une société raffinée. Son personnage et son œuvre respirent le fantastique, l’onirique, le primitif. Le surréalisme voudra confirmer Vasari: lors de l’exposition qu’on lui consacre à New York en 1938, l’Allégorie , de Washington, est, par son obscurité même, rapprochée de l’invention libre des surréalistes; Piero devient un précurseur, l’ancêtre lointain de l’inconscient libéré.

Il faut nuancer très fortement ces jugements. L’invention bizarre de Cosimo n’est pas capricieuse, elle est savante. Erwin Panofsky a démontré, dès 1937, que ses panneaux les plus «primitifs» (Scène de chasse , Retour de la chasse , Metropolitan Museum de New York; Paysage aux animaux , Ashmolean Museum d’Oxford) s’appuient sur une tradition précise de l’histoire de l’évolution humaine, sur Lucrèce, Pline, Vitruve. Le fantastique de Piero tient à ce qu’il n’idéalise pas la vie primitive, il l’actualise au contraire: «Il rend réelles les premières phases de l’histoire universelle. Les plus imaginaires de ses créatures ne sont qu’une application de théories évolutionnistes sérieuses.» Loin d’être onirique, le fantastique vient d’une volonté de véracité fondée sur des conceptions proprement scientifiques.

L’attention aux premiers âges de l’humanité est courante à l’époque: l’humanisme veut glorifier l’activité civilisatrice qui épure la nature. Mais la position de Piero reste originale. Son «primitivisme dur» sympathise avec «l’essor de l’humanité hors de la condition bestiale de l’âge de pierre»; cependant, «il regrettait qu’on s’aventurât au-delà de cette phase non sophistiquée qu’il eût nommée règne de Vulcain et de Dionysos» (Panofsky). La déchirante douceur de la Mort de Procris (National Gallery, Londres), le mélange heureux de l’humain et de la nature primitive dans la Découverte du miel (Worcester Art Museum, Mass.) témoignent de cette nostalgie pour une époque où le contact intime avec la nature n’avait pas été compromis par une civilisation devenue oppressive.

La culture de Piero

On aborde ainsi la question capitale de la place qu’occupait Piero dans la culture de son temps. La psychologie ne suffit plus. Élève de Cosimo Rosselli, auquel il doit son nom, Piero di Cosimo veille à se tenir au courant de toutes les innovations. Bien qu’il ne quitte qu’une seule fois Florence, sa ville natale (autre originalité à l’époque), son œuvre montre qu’il connaît Antonio Pollaiuolo, Luca Signorelli, mais aussi Léonard, Raphaël et, surtout, l’art du Nord: l’arrivée à Florence, vers 1482, du Retable Portinari de Hugo van der Goes fut en effet un événement capital. La production finale de Cosimo révèle une appréciation positive de l’idéalisme romain. Il a d’ailleurs une position charnière: des maîtres du Quattrocento, il est le seul, avec Léonard, à assister à la floraison classique des années 1510; maître d’Andrea del Sarto, il a pu avoir un rôle non négligeable. Sa technique même le place parmi les «progressistes» du XVe siècle: son colorisme, s’appuyant sur un emploi «parfait» (Vasari) de l’huile, caractérise un art plus «moderne» de ce point de vue que celui de Botticelli, par exemple, passionnément fidèle à la détrempe. On ne peut mépriser non plus le succès qu’il connaît au XVIe siècle: le maniérisme apprécie en lui la capacité d’invention, de varietas , son goût pour les monstres, pour les rariora de la nature.

De plus, cet original (qui ne s’inscrit à la guilde qu’à quarante ans, attitude tout à fait exceptionnelle) est, de son vivant, bien connu à Florence. Cette notoriété mérite d’être précisée. Piero est le peintre d’un certain type d’œuvres: son goût pour la minutie qui exige en retour un regard minutieux, son désir de liberté et d’invention l’amènent à avoir presque exclusivement une clientèle privée: très peu de retables (genre «officiel»), mais des portraits et beaucoup de petits panneaux, scrutés dans l’intimité. Les noms de ses clients retiennent l’attention: élève de Rosselli, Piero est plutôt dans le «clan» antimédicéen; les Del Pugliese, pour lesquels il a particulièrement travaillé, sont des républicains (Francesco Del Pugliese est exilé en 1513, peu après le retour des Médicis); ils sont favorables à Savonarole, et il est certain qu’il faudrait cerner de plus près la personnalité d’une famille «montante» qui a fait travailler l’«excentrique» de la cité...

Car l’œuvre de Piero s’inscrit dans un climat particulier; sans oublier la crise politico-religieuse liée à l’aventure de Savonarole, il faut insister ici sur la crise picturale traversée par Florence quand Piero atteint vingt ans: le succès même des Toscans appauvrit la cité en artistes, les plus «grands» s’en vont, mieux payés ailleurs et mieux appréciés peut-être; ceux qui restent renoncent au «grand style» pour lui préférer une ligne plus tourmentée, agitée, «bizarre», dont Botticelli est le poète officiel. Cette crise du style et des idées se répercute sur le comportement des artistes: Fra Bartolomeo renonce, dans une crise religieuse, à ses pinceaux, et il ne les reprend qu’en 1504. La sécularisation des intérêts, la peinture «énergique», ses pouvoirs et sa fonction semblent bien remis en cause à Florence à la fin du XVe siècle.

L’œuvre, la psychologie même de Piero di Cosimo doivent être envisagées dans ce contexte social et imaginaire . Certes, «Piero semble avoir ré-expérimenté pour son propre compte les émotions de l’homme ancestral, tout à la fois l’exaltation créatrice de l’homme qui s’éveille à l’humanité, et les passions, les terreurs de l’homme des cavernes, du sauvage» (Panofsky); mais, replacée dans l’histoire, la «sauvagerie» de l’excentrique prend valeur d’interrogation sur le sens d’une culture dont le triomphe ne va pas sans tensions et résistances. L’originalité de Piero est, en dernière analyse, l’expression individualisée d’une interrogation plus générale et latente qui, dès 1515, inaugure, à Florence même, la crise de la Renaissance.

Piero di Cosimo
(Piero di Lorenzo di Chimenti, dit) (v. 1462 - 1521) peintre italien. Son art, mis au service de sujets étranges (la Mort de Procris), enthousiasma les surréalistes.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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